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Ukraine2014
1 mai 2014

Nous étions musique dans la glace…

sakharov

Voici un article que j’avais écrit le 12 juin 1996 pour un journal russe. C’était hier, c’est aujourd’hui …

Nous étions musique dans la glace…

Ce vers de Boris Pasternak me revient en mémoire dans le train qui me ramène de Moscou où, pendant trois jours, j'ai filmé pour la chaîne régionale NNTV  de Nijni Novgorod les cérémonies liées au souvenir d'Andreï Sakharov. Ce 21 mai 1996, il aurait eu 75 ans…

En parcourant les salles du Musée Sakharov (Centre Public pour la Paix, le Progrès et les Droits de l'Homme) inauguré à cette occasion, je fais un étrange voyage dans le temps : il me reporte 22 ans en arrière, en ce mois de février 1974 où, pour la première fois, je posai le pied sur le territoire de l'Union Soviétique. Ce même jour, Alexandre Soljenitsyne était expulsé d'URSS et mis de force dans un avion à destination de Zurich.

J'ai vécu à Kiev et à Moscou la longue décennie Brejnev, les deux courtes parenthèses Tchernenko et Andropov, puis les années Gorbatchev, avec bien sûr tous les privilèges que me conférait mon passeport français, mais de l'intérieur, partageant le quotidien de mes amis : les queues dans les magasins et les cartes de rationnement, les longues conversations tard le soir dans la cuisine, avec le téléphone relégué le plus loin possible au cas où il serait écouté…

Les livres des Editions YMCA-Press et de la Pensée Russe, que je leur apportais de Paris dans mes bagages, une fois sur deux retenus par la douane, étaient dévorés en une nuit puis passaient de mains en mains pour être recopiés : Evgueni Zamiatine, Varlam Chalamov, Youri Dombrovski, Vassili Grossman, Andreï Siniavski, Soljenitsyne, bien sûr, mais aussi Mikhaïl Boulgakov et Marina Tsvetaieva, que d'ouvrages introuvables !

Mes amis n'étaient pas des dissidents, mais des citoyens ordinaires, s'intéressant peu à la politique, avides seulement de découvrir une littérature qui leur avait été confisquée, une littérature qui leur appartenait de droit, mais éditée à l'étranger. C'était l'époque du double langage, de la méfiance et de la résignation, mais dans cette nuit de la pensée brillaient quelques rares flambeaux tenus par des êtres libres qui avaient choisi de résister à l'arbitraire et au totalitarisme. Je les admirais d'autant plus qu'à vivre au sein de la société soviétique, je comprenais combien il était tentant de se soumettre par faiblesse ou fatalisme. Leurs noms n'apparaissaient dans la presse qu'accompagnés des termes espions, traîtres à la Patrie, suppôts du Capitalisme, malades mentaux ou criminels, et c'était ainsi qu'ils étaient perçus en général par le Russe moyen, car le doute est un long apprentissage, nécessitant un minimum d'informations et la possibilité s'exercer son libre-arbitre.

Youri Daniel, Vladimir Boukovski, le général Grigorenko, Leonid Plioutch, Anatole Chtcharanski, Andreï Amalrik, Anatole Martchenko, Serge Kovalev, Andreï Sakharov, oui, vous étiez musique dans la glace, vos voix l'ont peu à peu fendillée, puis brisée… Mais elle peut se reformer à tout moment, et c'est là le profond enseignement du Musée Sakharov : être vigilant et ne pas oublier.

Je regarde ces dizaines de photos exposées tout au fond des rayonnages, contre un mur sombre, et comme emprisonnées dans des cages, j'observe les visages de ces détenus de la Boutyrka, de l'Institut psychiatrique Serbski, des camps de Mordovie ou de la Kolyma et chacun d'eux semble me dire : plus qu'un droit, la liberté est un devoir, être libre, c'est être responsable. Et chacun de nous est responsable de sa patrie…

 

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