Procès Savtchenko : 46ème jour
Nadia est en grève de la faim depuis 46 jours
Il y a beaucoup de journalistes dans la salle, dont les médias poutiniens, car Nadia Savtchenko témoigne aujourd’hui. Seuls deux procureurs sont présents : le lieutenant-colonel Vladislav Kouznetsov et le capitaine Dmitri Iounochev.
Nadia lit d’abord la lettre qu’elle a écrite à Ella Pamfilova pour se plaindre de la façon dont ce tribunal viole ses droits et traite la langue ukrainienne. Elle lui demande, ne serait-ce qu’une fois, de venir assister à son procès. Elle s’adresse aux juges : « Combien de fois avez-vous refusé des documents en ukrainien ? Vous n’aviez pas les moyens financiers pour les faire traduire ? Je ne coûte pourtant pas cher au budget russe : j’ai fait une grève de la faim de 4 mois en 2015 et maintenant je ne prends que des produits de soutien alimentaire pour rester vivante, que je paie d’ailleurs de ma propre poche. Je vous prie de joindre cette plainte aux pièces du procès, comme preuve des discriminations auxquelles est sujette ici la langue ukrainienne. »
Le juge proteste que les droits de l’accusée n’ont jamais été violés, mais accepte cependant la requête.
Nadia : « Je vais témoigner en russe pour éviter toute perte de temps et je déclare en préambule que chacun des mots que je vais prononcer sera la pure vérité. Je vous demande de ne pas m’interrompre. Je laisse de côté où je suis née et où j’ai été baptisée, car c’est un interrogatoire et non une confession. Je voudrais d’abord vous dire quel est mon rapport à la langue russe : Quand je parlais ukrainien au jardin d’enfants à Kiev, on me sermonnait : "Tu viens du village ou quoi ?" Je répondais alors que c’était ma langue maternelle et qu’elle me plaisait davantage. Je suis ensuite allée à l’école ukrainienne. C’était la seule et unique à Kiev ! Mais je n’ai jamais éprouvé de haine pour le russe ou les russophones et peu m’importe dans quelle langue parle telle ou telle personne. Ce que je ne veux pas, c’est qu’on m’oblige à parler russe. Quand mes proches viennent me voir en prison, les gardiens nous contraignent à parler russe pour ne rien perdre de nos échanges. J’ai beau protester, rien n’y fait !
Je me suis engagée dans l’armée le 1er octobre 2003, simplement parce que je voulais voler. Et en Ukraine, si une femme veut être pilote, il faut d’abord qu’elle ait servi un an dans les rangs de l’armée. J’ai commencé comme simple soldat dans les troupes aériennes de Jitomir, puis j’ai fait un stage de préparation pour partir en Irak dans le cadre de la mission de paix. On m’a appris le maniement des kalachnikovs, à conduire des blindés, on m’a appris à tirer avec différentes armes, mais la précision de mes tirs laissant à désirer, on s’est contenté de me former aux tirs à l’arme automatique, j’aurais coûté trop cher à l’état si on m’avait confié des lance-grenades ou des lance-missiles. J’ai servi 6 mois en Irak, j’y ai effectué 68 sauts en parachute. Je suis ensuite entrée à l’école de l’armée de l’air de Kharkov. J’en suis sortie navigateur-opérateur d’hélicoptère MI 24. Je suis capable de voler par tous les temps, de jour comme de nuit.
Ensuite, il y eut Maïdan. Je n’en dirai qu’une chose : cela ne concernait absolument pas la Russie, c’était nos affaires intérieures à nous, et les idéaux qu’il m’a inspirés, j’en ai souvent parlé, ne regardent pas le tribunal. Maîdan n’avait rien de criminel, en dépit des efforts qu’ont faits les médias et le pouvoir russes pour le faire croire.
Passons à la Crimée. Le tribunal n’a pas envie d’en entendre parler, mais c’est un moment important. Quand ont commencé l’invasion, l’annexion, l’occupation de la Crimée par l’armée russe… »
Le juge l’interrompt : « Ce n’est pas le sujet. »
Nadia « C’est dans le dossier d’enquête, c’est donc le sujet. Je vous avais prié de ne pas m’interrompre. Mon escadrille était à Brody. Nous nous sommes envolés pour nous baser plus près de la Crimée. Les nôtres là-bas nous téléphonaient sans cesse : "Mais qu'est-ce que vous faites ? Fermez l'aérodrome ! Ils n'arrêtent pas d'atterrir avec des hommes et du matériel ! Et nous, qu’est-ce qu’on doit faire ?" C’était douloureux pour moi, je comprenais les gars, personne n’avait envie de tirer et de tuer. Ceux qui réussissaient à s’envoler de la presqu’île pour que leur avion ne tombe pas aux mains des occupants, ceux-là laissaient tout, leurs familles et leurs biens. Leurs femmes et leurs enfants ont été ensuite persécutés, on les a chassés des logements qu’ils occupaient dans les garnisons. D’autres téléphonaient en pleurant, et je sais ce que signifient les larmes d’un homme, ils nous disaient qu’il ne fallait pas les considérer comme des traîtres, mais qu’ils ne pouvaient pas partir, la Crimée était leur patrie. Ils n’avaient pas pu la défendre, mais la quitter maintenant aurait été pour eux une lâcheté. »
(Un journaliste russe demande à son collègue : « Tu vas mettre ça dans ton article ? » L’autre lui répond : « Quand elle parle de la Crimée ? Non, bien sûr ! »
Polozov : « Votre opinion a-t-elle changé au sujet du peuple russe après les évènements en Crimée ? »
Nadia : « Aucunement. Il n’y a pas de mauvais peuples, il n’y a que de méchantes gens. La langue ukrainienne a été de tout temps persécutée par l’impérialisme russe et je ne supporte pas qu’on m’oblige à parler une langue étrangère. Comme je ne supporte pas qu’on appelle mon pays la république d’Ukraine. C’est l’Ukraine, tout simplement. Mais cela ne signifie pas que je sois prête à tuer pour ça !
J’ai fait une demande pour être envoyée en Crimée, qui m’a été refusée. En tout j’en ai fait cinq : j’ai demandé à quatre reprises à partir pour la zone de l’opération anti-terroriste quand ça a commencé dans le Donbass, on me répondait à chaque fois qu’ils avaient déjà assez de monde là-bas et que je n’étais pas prête. Finalement, je suis partie comme volontaire, en utilisant les jours de congé que j’avais accumulés. J’ai assisté à la prise de Kramatorsk et de Slavyansk où fourmillaient les médias russes, j’ai vu les tirs des petits hommes verts et leurs provocations. Ce qu’on appelle la nouvelle super stratégie de Poutine n’a rien de neuf, c’était déjà celle d’Hitler. Mais l’Ukraine ne s’attendait pas à en être la cible.
Concernant le pope Maretsky que j’ai, paraît-il, torturé : j’étais à Kiev, en train de voter quand il a été capturé à Kharkov par le bataillon Aïdar. »
Polozov : « Vous a-t-on posé des questions sur Maïdan pendant l’enquête ? »
Nadia : « Oui, l’enquêteur Manchine ne cessait de m’interroger à ce sujet. Je lui ai expliqué que je n’étais que l’une parmi le million d’Ukrainiens qui se sont soulevés contre le pouvoir et sa corruption. Nous en avions assez qu’on nous vole et nous pille ! Nous voulons maintenant construire un état honnête et respectueux des lois. Je crois que les Russes sont comme nous, ils sont eux aussi fatigués de cette corruption. »
Après l'interruption pour le déjeuner, Nadia poursuit son témoignage : « J’en viens maintenant à la journée du 17 juin. C’était mon dernier jour comme volontaire au sein du bataillon Aïdar, j’avais épuisé mes congés et je devais regagner ma garnison. »
« Vera est venue de Kiev me chercher en voiture, je lui ai dit que les combats étaient incessants, tant pis pour les règlements débiles de l’armée qui m’obligeaient ce jour-là à retourner à ma garnison, il fallait aider les camarades qui étaient blessés. J’ai fait des plans qui pourront aider le tribunal à mieux comprendre la suite des évènements. »
La défense en fait passer des copies aux procureurs et aux juges.
« Nous sommes parties avec Vera en direction du block-post que l’armée ukrainienne avait repris aux séparatistes. J’avais sur moi deux radios qui pouvaient émettre jusqu’à un kilomètre, mais les batteries étaient presque à plat. Dans une poche, j’avais une carte et, dans mon sac à dos, un téléphone, des médicaments et des cigarettes. Je portais sur la tête un fichu kaki et, par dessus, un bandana jaune. J’avais avec moi un AK de calibre 5,45. »
Il m’est difficile, sans schéma, de traduire la description de ses déplacements, voici un dessin dont les légendes ont été traduites en anglais.
Afin que les cartes qu’elle a dessinées soient visibles de tous, on les colle sur un mur et on donne à Nadia un stylo-laser pour qu’elle indique chaque endroit où elle est passée et à quelle heure. Son récit reproduit exactement l’enchaînement des évènements tels qu’ils ont déjà été décrits par différents témoins de la défense lors de précédentes audiences.
« A partir de 10h10, j’ai commencé à me déplacer à partir du point 7 jusqu’au point 8. J’y suis restée 5 minutes et c’est aux abords du point 9 que j’ai entendu un homme me crier : "Ça y est, on t’a eue !" et il m’a conduite jusqu’au point 10, où étaient d’autres séparatistes. Il y avait une fille avec eux, quand elle a vu mes chaussures militaires, elle a crié : "Oh, je rêve d’avoir les mêmes !" "T’as qu’à les prendre" a répondu un homme, il m’a fait tomber par terre et a essayé de me les enlever, mais n’y est pas parvenu.
Comme mon regard le gênait, il m’a mis mon bandana sur les yeux. Je ne l’ai gardé que pendant 3 minutes. Ils m’ont dépouillée de tous les objets que j’avais sur moi, c’est une habitude chez les séparatistes, ils avaient fait de même avec la voiture de ma sœur, où ils avaient volé tout ce qu’ils avaient pu : "Oh super, un sac à dos amerloque, je le prends pour moi !" Egor Roussky faisait partie de cette troupe de maraudeurs. Quand ils ont compris que j’étais officier, ils ont crié : "C’est sûrement un sniper, faut vérifier ses doigts !" L’homme qui m’a fouillée devait être russe, car il ne comprenait rien de ce que je disais en ukrainien. Certains se sont mis à crier : "Emmenons-la vite avant que les autres ne la récupèrent." Le dénommé Kep m’a donné un coup sur la tête avec sa crosse et m’a placée dans le coffre à bagage d’une voiture. Il devait être 10h35 à ce moment-là, le trajet jusqu’à Lougansk a duré 20 minutes. A 11 heures, ils m’ont attaché sur un appareil d’entraînement dans un gymnase de Lougansk.
Plotnitsky est arrivé. Ils ont installé une caméra et ont commencé les interrogatoires.
Tout le temps que je suis restée à Lougansk, ils n’arrêtaient pas de me répéter qu’ils allaient m’emmener en Russie. Plotnitsky venait souvent me voir, pas tous les jours, mais presque. Les séparatistes n’avaient pas vu que j’avais un autre téléphone. Un jour où il a sonné, Plotnitsky s’est mis en colère : "C’est comme ça que mes hommes t’ont fouillée ?" Il me l’a enlevé et l’a donné à un séparatiste pour qu’il regarde le journal des appels. Celui-ci m’a demandé : "C’est qui, Khoms ?" Quand je lui ai dit que c’était ma sœur, il l’a appelée pour lui dire qu’ils allaient la découper en morceaux.
Le 23 juin, vers cinq heures du matin, deux voitures sont arrivées, dont une qui ressemblait à une Niva. On m’a fait monter dans l’autre. Le chauffeur de la Niva était un gros type barbu vêtu d’un gilet pare-balles, il avait une arme automatique à la main. Plotnitsky lui a remis quelque chose, sans doute mes téléphones et mes documents. Les deux voitures ont alors filé à toute vitesse en direction de Donetsk. Au bout de 40 minutes, la route n’était plus carrossable et ils m’ont transferrée dans la Niva après m’avoir bandé les yeux. C’est un bandeau jaune et, de temps en temps, j’arrivais à voir quelque chose quand la lumière était plus forte. On a cessé de rouler. Au bout de 7 minutes, j’ai vu deux ombres approcher, on m’a sortie de la Niva pour me mettre dans une autre. Les séparatistes ont salués les deux arrivants. Ceux-là étaient des Russes. »
Novikov montre une photo à Nadia et déclare : « Cet homme s’appelle Pavel Karpov. Il est connu dans toute la LNR, car il est le curateur du Kremlin, il dépendait alors directement de Sourkov, il se fait appeler Nikolaï Pavlov. Il est lié au mouvement néonazi Born, c’est un très proche de Borodaï, de Bolotov et de Douguine. Le reconnaissez-vous ? »
Nadia : « C’est lui qui conduisait la Niva. »
Novikov dépose une requête : il souhaite que le tribunal convoque Karpov pour le faire témoigner, car il a joué un rôle clé dans l’enlèvement de Nadia Savtchenko. Pour appuyer sa demande, il lit le sténogramme publié par la chaîne indépendante Dojd’ d’une conversation téléphonique interceptée entre Borodaï et Karpov : https://tvrain.ru/articles/karpov-402813/
Bolotov : « Babouchka (Novikov explique que c’est ainsi que les deux interlocuteurs appellent le FSB) m’a déjà appelé au sujet de cette pilote. »
Karpov : « Elle voulait quoi, Babouchka ? En quoi ça la concerne ? »
Bolotov : « Elle a combattu en Irak, ça peut être intéressant… »
Karpov : « Babouchka la veut ? Ce ne serait pas mieux, un homme ? On aurait moins de problèmes. D’accord, je m’en occupe. »
Novikov lit le sténogramme d’autres conversations interceptées, dont une où Russia Today demande à Bolotov de lui fournir des vidéos. Bolotov : « On va bientôt l’interroger, vous aurez tout le matériel qu’il faut. Elle dit qu’elle est pilote, en fait c’est une sniper. »
Novikov : « Ces écoutes nous ont été fournies par le contre-espionnage ukrainien. Je ne demande pas qu’elles soient jointes aux pièces du procès, mais elles justifient le fait que vous fassiez venir à la barre Bolotov et Karpov pour les entendre. »
Les juges repoussent cette requête, car elle est sans fondement.
Novikov en dépose une nouvelle : « Nous voulons faire témoigner l’enquêteur principal Manchine, car il a falsifié des procès-verbaux et était présent dans la salle du tribunal Basmanny à Moscou quand Denissov déposait en visioconférence.
(Ici : http://ukraine2014.canalblog.com/archives/2015/11/16/32935623.html)
Nous sommes convaincus que Manchine a manipulé sa déposition. De plus il a présenté comme pièces à conviction des notes qui n’étaient pas de la main de l’accusée ainsi que des objets qui appartenaient à sa sœur Vera, dont la voiture a été pillée par les séparatistes. J’ai voulu appeler moi-même Manchine aujourd’hui. Il a immédiatement raccroché. »
Nadia : « J’ai le droit de dire que Manchine n’est qu’un vulgaire criminel, j’ai hâte de débattre avec lui ! »
Prochaine audience après-demain, le 3 février.