Le quotidien médiatique des Russes

Je vous propose un voyage dans la tête des téléspectateurs russes, j’en reviens moi-même : depuis des semaines, je regarde Lifenews http://lifenews.ru/watch-live et l’on n’en ressort  pas indemne. Une seule envie, après avoir vu les journaux télévisés de cette chaine, « aller buter les Ukrainiens jusque dans leurs chiottes » parce que de tels monstres sont un danger pour toute la planète. En face d’eux, un peuple qui se bat pour sa liberté avec les pauvres armes d’une paisible population que le Secteur Droit veut exterminer, en commençant de préférences par les femmes, les enfants et les vieillards. Il faut sauver le Donbass et le sud de l’Ukraine de la junte de Kiev et des agents de l’OTAN qui ont infiltré Maïdan. La Russie est profondément affligée de toutes ces violences contre lesquelles elle est impuissante, elle voudrait y envoyer des forces pacificatrices pour protéger ses frères slaves, mais il faut une résolution de l’ONU que refusent les pays occidentaux, aveuglés par la propagande honteuse des USA et des médias qui déforment la réalité.

Vous êtes choqués par ce que je viens d’écrire ? Ce sont pourtant les informations dont sont nourris les téléspectateurs russes 7 jours sur 7, 24 heures sur 24, sur Lifenews et Rossia 24. Vous y résisteriez ? Sans doute que oui, si vous aviez la possibilité d’accéder à d’autres sources d’information. Et si vous en aviez l’envie. Mais l’auriez vous si l’on vous rabâchait que tout autre source est l’émanation d’agents étrangers hostiles à la Russie ou d’éléments intérieurs intoxiqués par la propagande américaine et fasciste ?

Quelles images montre Lifenews ? A peu près les mêmes que diffusent Canal 5, Espreso.tv, Gromadske.tv et autres chaines ukrainiennes. Mais le montage et le choix des séquences modifient l’impression générale. Ainsi, quand la maison des Syndicats brûle à Odessa, les médias ukrainiens diffusent tout ce chaos en streaming, le pire comme le meilleur. Voici un exemple : on voit les « pro-ukraine » qui poussent des armatures d’échafaudages vers la façade afin d’aider les « pro-russie » amassés aux fenêtres pour échapper aux flammes. Sur le toit, d’autres « pro-russie » jettent ce qui leur tombe sous la main sur ces mêmes « pro-ukraine » tandis que les « pro-russie » qu’on voit aux fenêtres font des signes à leurs « compagnons de lutte » pour qu’ils arrêtent et ne gênent pas les secours. En vain. Ces images sont coupées sur Lifenews. Quand un « ruban de Saint Georges » tire au pistolet dans la foule, Lifenews ne le montre pas. Quand un supporter de foot, une écharpe bleu/jaune autour du cou, prépare un cocktail Molotov, Lifenews choisit de le montrer.

Parfois, c’est le commentaire qui permet à Lifenews de déformer les faits : un homme qui a pu échapper à l’incendie rampe sur le sol, la caméra le filme entouré de pieds. Commentaire du journaliste (son original coupé) : « Ces monstres obligent une victime à ramper, ils organisent un couloir de la honte (* c’est devenu une mode chez les prorusses) et aucun de ces fascistes ne lui vient en aide ! » La séquence en streaming sur les télés ukrainiennes montre ce même moment, mais très vite on voit des gens se baisser vers la personne à terre et l’emporter avec précaution vers une ambulance.

Je n’ai choisi que cet événement tragique pour illustrer mon propos sur le traitement comparé de l’information en Russie et en Ukraine. Parce que c’est le plus récent. Mais c’est chaque jour pareil. Et le résultat de cette désinformation permanente est déjà visible : le peuple russe veut sauver l’Ukraine et approuvera toute décision guerrière de son Guide.

A l’époque soviétique (je parle des années de stagnation du temps de Brejnev), le bombardement idéologique était puissant aussi. Mais la société (essentiellement urbaine, la campagne étant un univers à part) s’était fabriqué des anticorps pour y résister dans sa sphère privée. Plus personne n’était dupe mais chacun faisait semblant, au travail, à la fac et dans ses activités sociales. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, comme si toutes les défenses immunitaires contre le mensonge et le totalitarisme étaient tombées. Certains sont épargnés par l’épidémie, quelques milliers de personnes qui manifestent à Moscou ou Saint Petersbourg et peut-être quelques millions qui se taisent, impuissants. Mais le peuple russe, dans son immense majorité, est chauffé à blanc, oublieux ou ignorant de son passé. Je crains qu’il ne se condamne lui-même à le revivre …

(Les médias ukrainiens ne sont pas épargnés par la propagande et de pseudo informations. Si vous allez sur le site de StopFake http://www.stopfake.org/ et si vous lisez le russe, vous constaterez comme moi, en regardant leurs archives, que la proportion des "bobards" ukrainiens et russes est à peu près de 10% contre 90%. Ce site a été créé début mars par des journalistes et des étudiants en journalisme ukrainiens : Могилянской школы журналистики http://en.j-school.kiev.ua/about/

"Le troupeau ne sait quoi faire des bienfaits de la liberté" (Pouchkine)